Dans le petit village de Valmoulu, les Sorciers et les Sorcières vivaient tranquillement. Ils utilisaient la magie pour effectuer toutes les tâches du quotidien, toutes ces tâches qu’ils ne voulaient pas faire eux-même. Leur plus grand bonheur consistait à profiter de leur temps libre pour faire la sieste, jouer de la musique, danser ou encore manger les délicieux plats préparés grâce à l’intervention de la magie. Il y avait toutefois une Sorcière qui ne plaçait pas son bonheur au même endroit. En effet, Lucie, une petite fille aux cheveux couleur d’écorce de jeune chêne, adorait expérimenter. Si un voisin lui donnait une recette de cuisine, Lucie ne pouvait s’empêcher de mettre “un petit peu plus de ceci”, “un petit peu moins de cela”. — C’est simplement pour voir, disait-elle. Pour voir ce que ça fait ! Et elle tenait un petit carnet dans lequel elle inscrivait toutes ses observations. “En mettant davantage d’oeufs, on obtient une mousse au chocolat plus crémeuse.” “Le lait peut être remplacé par de l’eau dans la majeure partie des recettes.” “Il est possible de remplacer complètement les oeufs par de la compote de pommes, dans la recette d’un gâteau.” “Les potimarrons, les carottes ainsi que les courgettes permettent de faire d’excellents gâteaux.” Quelques années plus tard, Lucie devint une jeune femme sérieuse et pleine de curiosité. Un jour, alors qu’elle faisait du tri dans le grenier encombré de sa grand-mère pour lui rendre service, un reflet attira son regard dans un recoin sombre. Elle se fraya un passage, et découvrit derrière une montagne de bric-à-brac un objet qu’elle trouva fort intéressant. Cet objet était poussiéreux, sale, recouvert d’affaires mal rangées et de déchets. Malgré tout, Lucie fut attirée, comme hypnotisée par les reflets multicolores de la lumière rebondissant sur la carcasse. La jeune femme, fébrile, libéra la machine de sa prison d’objets perdus. Elle ne put retenir un éternuement à cause de la poussière qui venait lui piquer les narines, ce qui souleva un énorme nuage à travers lequel miroitaient les couleurs de l’arc-en-ciel. Lorsque le nuage se dissipa, la machine apparut. Belle, rutilante, faite de métal et de verre, elle était magnifique. Lucie n’en avait jamais vu une en vrai, mais elle savait parfaitement ce que c’était. — Oooh, une machine à poudres, s’exclama-t-elle avant de dévaler les escaliers. Mamie ! Maaaaamie ! Vous avez une machine à poudres ?! La jeune femme était arrivée essoufflée au rez-de-chaussée lorsqu’elle vit sa grand-mère passer la tête depuis la cuisine. — Qu’est-ce que tu dis ma chérie ? — Vous… avez… une…, articula péniblement Lucie. — Reprends ton souffle, tu vas faire un malaise, l’interrompit sa grand-mère, amusée. Lucie la remercia d’un sourire puis prit quelques grandes inspirations avant de reprendre : — Vous avez une machine à poudres ! — Bien sûr, ma chérie, tu ne savais pas que ton grand-père et moi avions jadis une boutique et que nous vendions… — Une boutique oui, dit Lucie qui était surexcitée. Mais pas que vous faisiez… — Des poudres ! s’exclamèrent Lucie et sa grand-mère en même temps, avant d’éclater de rire. — Viens par là, je vais te montrer mon livre de recettes. J’ignorais que cela t’intéressait ! — Mamie, s’exclama Lucie d’un air faussement indigné. Voilà trois Noëls que je demande une mini machine à poudres. — Pardon ma chérie, pardon, voilà trois Noëls que je comprends machine à coudre, avec un C ! Je pensais que c’était une blague, pourquoi s’embêter à fabriquer une machine pour coudre alors que la magie le fait très bien ? Voilà, dit-elle d’un air satisfait en sortant un énorme livre d’un tiroir. Le vieux pépère est tout poussiéreux, mais tu vas pouvoir t’amuser comme une petite folle ! Elle tendit le gros livre à la jeune femme qui le reçut avec une précaution infinie. Le livre était tout simple. Sa couverture de cuir au naturel était usée et patinée par les années. Elle le feuilleta fébrilement. Des dizaines, des centaines de recettes y étaient inscrites à l’encre d’une écriture régulière et élégante. — Ton grand-père m’appelait la Gardienne des Recettes, car il n’aimait pas chercher les dosages précis ni écrire le protocole de chaque recette. Il préférait le moment de la production. Il était émerveillé devant les tonneaux remplis de poudre. Il adorait y plonger la main, ajouta-t-elle avec un sourire ému. — C’est incroyable, il y a tellement de recettes, s’exclama Lucie. Tu as dû y passer beaucoup de temps … — Une vie, ma chérie, c’est le travail d’une vie ! C’est d’autant plus précieux que chaque machine possède ses propres réglages et que les recettes que tu lis dans ce livre ne fonctionnent qu’avec notre machine. Chaque artisan qui possède sa propre machine possède également son propre livre de recettes. C’est un travail passionnant, mais également très long, c’est la raison pour laquelle de moins en moins de Sorciers sont intéressés par le métier de fabricant de poudres. — C’est trop bien ! Est-ce que je peux essayer ? Lucie cherchait une recette simple et facile à réaliser. Depuis toute petite, les histoires parlant des fabricants de poudres la faisaient rêver. À l’époque où elle ne connaissait pas encore de sortilège, elle rêvait d’avoir des fioles de poudre magique pour endormir une fourmi puis l’agrandir afin de l’observer en détail, ou encore pour ramollir des rochers et sauter dessus à pieds joints… Elle avait toujours débordé d’idées ! Découvrir aujourd’hui que ses grands-parents avaient été fabricants de poudre durant des années était une formidable surprise. Cerise sur le gâteau : leur machine était intacte et conservée au grenier ! — Bien sûr, répondit sa grand-mère, visiblement ravie. Tous les livres de recettes sont organisés de la même façon : les recettes les plus simples sont au début et les plus complexes sont à la fin. — Alors, voyons voir… Poudre à lever… — …c’est pour les gâteaux, trop basique. — …poudre pour assaisonner… — …une belle découverte, elle produit systématiquement un assaisonnement parfait. J’en suis très fière ! — Je vais essayer celle-là ! Voyons voir, les ingrédients… — Une cerise entière, un gravillon, un rayon de Soleil et quinze grammes d’écorce de chêne. Je m’en souviens comme si c’était hier… — C’est noté dix grammes mamie ! — Ah oui ? Et bien, ça fonctionne mieux avec quinze grammes. Tiens, prends ce crayon et corrige la recette ! — C’est fait. Tu as ce qu’il faut ? — La réalisation d’une poudre magique commence au moment de la recherche des ingrédients ma chérie, je ne peux plus rien pour toi ! Bon courage pour ta quête. Je te donne un petit conseil : le Soleil se couche dans quatre heures, et il te faudra un de ses rayons pour la recette. Ne tarde pas trop ! Je me charge de descendre la machine pour que tout soit prêt lorsque tu reviendras. Lucie sauta de joie, embrassa sa grand-mère et quitta la maison au pas de course pour rassembler les ingrédients. Elle savait presque exactement où elle pouvait tous les trouver. Le village était au coeur d’une immense forêt pleine de chênes, l’écorce ne serait pas un problème. Les gravillons non plus, l’un des exercices les plus populaires chez les jeunes Sorciers était de réduire un énorme bloc de granit en un tas de petits gravillons pour ensuite lui rendre sa forme initiale – avec plus ou moins de réussite. C’était un exercice parfaitement inutile, mais il était très instructif concernant la structure de la matière. Il restait toujours des gravillons qui n’avaient pas été réintégrés, surtout après l’entraînement des débutants. Elle savait qu’il serait facile d’en trouver à l’école. Restait la question des cerises… — Salut Lucie ! Qu’est-ce que tu fais de beau ? entendit-elle au loin. Elle se retourna. C’était son ami Giörg. Ils habitaient à deux maisons l’un de l’autre. Giörg avait le même âge qu’elle et ils avaient fait leur scolarité ensemble, ils s’appréciaient mutuellement. — Salut Giörg ! Lui répondit-elle. Tu savais, toi, que mes grands-parents avaient été fabricants de poudres ? — C’est pas vrai ! s’exclama-t-il. De poudres… Des poudres magiques ? — Oui des poudres magiques, je viens de retrouver leur machine dans le grenier, en faisant du tri. — Chouette, je l’ignorais ! Et du coup tu as retrouvé leurs stocks aussi ? — Non, simplement la machine et le livre de recettes. Je vais essayer de produire une poudre d’assaisonnement parfait. D’ailleurs, je cherche une cerise. Tu connais quelqu’un qui possède un cerisier ? — Un cerisier oui, mais malheureusement en plein automne tu ne trouveras pas de cerises fraîches. Je crois que mes parents font des bocaux de cerises l’été, quand ils en ont trop et que tous les voisins ont déjà reçu leur maxi panier. Je suis sûr qu’ils se feront un plaisir d’en ouvrir un pour te donner une cerise. Ça leur donnera une excuse pour finir le pot. — Parfait, j’y cours. Merci beaucoup ! — Attends Lucie, tu as besoin de quelque chose d’autre ? Je peux t’aider ! — Oui, mais je veux m’en occuper seule, ça ira. Merci ! répondit-elle en s’éloignant. — D’accord, alors bon courage ! Lucie se rendit chez les parents de Giörg au pas de course. C’est le papa de son ami qui ouvrit la porte. Lucie lui expliqua la situation. Il ignorait lui aussi que les grands-parents de la jeune fille avaient été fabricants de poudres. — Je n’ai pas grandi ici, expliqua-t-il, mais il est vrai que dans le village de mon enfance, il n’y avait aucun fabricant de poudres. C’est un métier devenu très rare, et je ne connais personne aujourd’hui capable de réaliser une fiole de poudre sur demande. C’est bien dommage d’ailleurs. C’est une véritable science, tu sais. — Oui je sais, ma grand-mère m’a expliqué ! Je vais essayer de produire une poudre d’assaisonnement parfait, et j’ai besoin d’une cerise. Giörg qui m’a dit que vous aviez un cerisier et que vous prépariez des pots tous les ans. Est-ce que vous pourriez m’en donner quelques unes ? S’il-vous-plaît ? Le père de Giörg était ravi de pouvoir aider la jeune fille et lui donna sans hésiter un bocal entier. — Tu feras un clafoutis avec le reste ! lui dit-il alors qu’elle repartait déjà vers l’école. L’école était éloignée du centre du village. Elle était même plutôt éloignée de tout le reste du village, car les élèves avaient besoin de calme pour travailler. Ils avaient également besoin de place, et en cas d’accident il ne fallait pas que la population soit trop proche des explosions et autres jets d’objets mal dirigés. Elle était collée à la lisière de la forêt, ce qui était constituait un avantage certain pour observer les créatures qui la peuplaient. Lucie n’y avait pas remis les pieds depuis maintenant six années, et l’école n’avait pas changé d’un poil. Vu de l’extérieur comme de l’intérieur, le bâtiment semblait intemporel.

Même Arkhaiel, le Maître Sorcier en charge des cours dans l’école, était identique aux souvenirs qu’en avait la jeune fille. Toujours aussi vieux. Il accueillit la nouvelle avec enthousiasme, confirmant que dans le village, plus personne n’était fabricant de poudres depuis le décès du grand-père de Lucie. — Ta grand-mère avait à l’époque continué ses recherches et elle avait mis au point des recettes formidables, des poudres d’une puissance incroyable. Il faut dire qu’elle était également particulièrement pour trouver l’effet d’une poudre, ce qui est très important quand on veut en fabriquer, ajouta-t-il avec un clin d’oeil. Mais sans ton grand-père, l’activité n’a pas pu continuer. Ils formaient un binôme parfait ! — C’est pour ça que je suis venue vous voir Arkhaiel, car j’aimerais utiliser la machine de ma grand-mère pour faire des poudres. J’ai besoin de gravillons. — Hum, dit-il en jetant un oeil au bocal de cerises. Gravillons, cerises… Serait-ce la poudre d’assaisonnement parfait ? — Tout juste ! s’exclama Lucie, impressionnée. — Cette poudre est une véritable merveille. Si tu parviens à reproduire la recette, je veux bien que tu m’en amènes un pot, car mon stock a dangereusement diminué ces dernières années. — Super, voilà ma première commande, répondit Lucie en prenant le pot de gravillons que lui tendait Arkhaiel. Je vous ramène votre poudre ce soir, comptez sur moi ! — Attention cependant, c’est ton grand-père qui était en charge de la production des poudres et il se peut que la machine soit réglée sur son empreinte magique. — Comment ça ? C’est quoi une empreinte magique ? demanda Lucie, surprise. — C’est compliqué et inutile à expliquer, mais chaque Sorcier a une empreinte magique qui lui est propre. Tu es la petite-fille de ton grand-père, donc il est possible que la machine fonctionne à peu près de la même façon avec toi. Mais si ce n’est pas le cas, il va te falloir retrouver une trace de l’empreinte magique de ton grand-père pour calibrer la machine correctement et utiliser le carnet de recettes de ta grand-mère. — Mais je… — Ne t’embête pas avec ça pour l’instant. Sache simplement, si la machine ne fonctionne pas comme prévu, qu’il est possible d’y remédier. Tu viendras me voir à ce moment là et je prendrai le temps de t’expliquer. File, le Soleil ne t’attendra pas ! Lucie remercia Arkhaiel et fit le tour de l’école pour entrer dans la forêt. Elle se souvenait parfaitement de ses leçons d’observation des arbres et n’eut aucun mal à trouver un chêne. Elle ne trouva pas de morceaux d’écorce au sol et décida alors d’en arracher quelques centimètres tout en demandant pardon à l’arbre. Elle ne savait toujours pas s’ils étaient doués de conscience ou pas, elle préféra donc au cas où lui présenter ses excuses pour la mutilation occasionnée. Une fois son prélèvement accompli, Lucie embrassa le tronc de l’arbre pour le remercier puis sautilla de joie. — Cerises, écorce de chêne, gravillons, j’ai tout ce qu’il me faut ! En route !

Sa grand-mère l’attendait sur le pas de la porte, un sourire serein aux lèvres. — Te voilà ma chérie, as-tu trouvé tous les ingrédients ? — Oui grand-mère ! Cerises, gravillons et écorce de chêne ! Tu as réussi à descendre la machine ? — Bien sûr, un petit coup de baguette et le tour est joué, répondit sa grand-mère avec un clin d’oeil. Elle t’attend. Lucie déposa un gros baiser sur la joue de sa grand-mère et se rendit dans la salle principale du rez-de-chaussée, où la machine était désormais installée. — Elle est magnifique ! Elle brille encore plus que tout à l’heure ! — Oui, là en revanche c’est ta grand-mère qui a dû la nettoyer à l’huile de coude ! Règle numéro 1 : les machines à poudre ne peuvent pas être nettoyées à l’aide de la magie. C’est en partie la raison pour laquelle tous ces fainéants de Sorciers se sont petit à petit détournés de l’art subtil des poudres magiques. Lucie remercia chaleureusement sa grand-mère et envisagea la machine avec le plus grand sérieux. La partie en verre semblait parfaitement hermétique et rien ne pouvait y être déposé. — C’est à l’intérieur de la verrerie qu’opère la magie, dit sa grand-mère en répondant à la question muette que se posait Lucie. On n’y ajoute rien, mais tu verras ce qui s’y passe. Le miroir sur pivot – celui-ci – est un miroir d’une qualité exceptionnelle qui permet d’ajouter le rayon de Soleil – ou le rayon de Lune, lorsqu’il est nécessaire. C’est souvent le cas, car le Soleil et la Lune sont deux éléments quasi indispensables à la Magie. L’entonnoir que tu vois ici, c’est le réacteur principal. C’est là que tu mettras tes éléments de recette. — D’accord, et les petits objets autour, à quoi est-ce qu’ils servent ? C’est une balance ça, non ? — Oui en effet, cette petite soucoupe est une balance très perfectionnée qui te permet de peser un demi-gramme tout aussi bien que deux kilogrammes. Le jeu de pipettes que tu vois ici permettent de doser les liquides, de la goutte au tonnelet – c’est un petit tonneau. Lucie émit un sifflement admiratif. Cette machine n’était pas simplement une machine à fabriquer des poudres magiques, c’était un véritable petit laboratoire. Elle était subjuguée par la beauté de l’appareil. Sa grand-mère sembla le remarquer et ajouta avec une pointe de fierté : — Et là, ce que tu vois après la verrerie, c’est un système de mise en fiole que j’ai ajouté moi-même. Le stock de fioles et tubes vides se régénère tout seul, et lorsque la poudre est prête elle est automatiquement versée dans un contenant adapté qui est déposé, bouchon fermé, sur cette petite tablette. — Chapeau grand-mère, c’est magnifique et drôlement intelligent. Est-ce que je peux essayer ? — Je t’en prie ma chérie. Je vais simplement te montrer une fois comment régler le miroir pour le rayon de Soleil, car il faut le diriger vers la première cavité en cristal, celle qui monte en spirale et ce n’est pas toujours évident. Voilà, tu peux maintenant ajouter le reste et appuyer sur le bouton quand tu seras prête. Fébrile, Lucie vérifia la recette pour être sûre de ne rien louper. — Une cerise, dix – non, quinze grammes d’écorce de chêne et un gravillon. Elle déposa une cerise et un gravillon dans le réacteur, puis pesa exactement quinze grammes d’écorce de chêne avant de les ajouter. Lorsque tout fut prêt, elle lança un regard à sa grand-mère qui lui répondit un clin d’oeil approbateur. Elle reporta ensuite son attention sur la machine, un air sérieux sur le visage mais le regard brillant d’excitation. Lucie appuya sur un beau bouton rouge écarlate en forme de demi-sphère, puis recula d’un pas. La machine se mit en branle. Un petit bruit strident indiqua que le réacteur principal était en train de tourner à toute vitesse. — Donc là, lui expliqua sa grand-mère d’une voix forte pour couvrir le bruit, le réacteur broie et mélange les ingrédients. Si tu mets quelque chose de liquide, il sera d’abord séché. La machine continua quelques instants puis la fameuse cavité en cristal qui montait en spirale se remplit d’une poudre de couleur peu séduisante correspondant à chacun des ingrédients broyés puis mélangés. — C’est maintenant que la Magie fait son effet ! Commenta la grand-mère, d’une voix qui masquait difficilement son enthousiasme. En effet, la poudre prit l’aspect du feu sous l’effet du rayon de Soleil concentré, puis sembla devenir liquide. Du feu liquide. C’était ce qu’avait Lucie sous les yeux, et elle n’arrivait pas à le croire. Le feu liquide progressa dans le circuit complexe de tuyaux, coudes et autres spirales complexes. Son aspect évolua au fil du circuit pour devenir une fine poudre rose pâle au moment de la mise en fiole. — Joli, s’exclama sa grand-mère. C’est une belle première, ton grand père aurait été fier de toi ! Voyons maintenant si son effet correspond à nos attentes. Il faut toujours contrôler la qualité de ce que tu as produit, lorsque c’est immédiatement possible. En tous cas, il ne faut surtout pas offrir ou vendre une poudre que tu n’as pas testée toi-même. Compris ? — Oui, comprit, répondit Lucie d’un ton sérieux. Elle avait compris que l’avertissement était important. — Bien ! Goûtons ! J’ai une petite soupe de citrouille sur le feu, nous allons pouvoir constater les merveilles d’assaisonnement de ta poudre. La grand-mère de Lucie servit deux bols de soupe de citrouille. Dans le premier, elle mit une pincée de la poudre produite par Lucie. Dans l’autre, une pincée de poudre rose pâle qu’elle sortit d’un pot de sa cuisine. — Stock personnel, expliqua-t-elle. Il faut bien un élément de comparaison ! Elle s’arma d’une cuillère à soupe, en tendit une à Lucie et ensemble elles goutèrent d’abord l’assaisonnement de sa grand-mère. Le résultat était merveilleux. Jamais Lucie n’avait mangé une soupe aussi délicieuse, c’était parfait : une dose de piquant, de salé-mais-pas-trop, quelques petites touches de céleri et une saveur mystérieuse que la jeune femme ne parvint pas à identifier. — Délicieux ! s’exclama Lucie. C’est prodigieux ! Goûtons la mienne, maintenant. La jeune fille ingurgita, confiante, une énorme cuillère de soupe… Qu’elle recracha aussitôt. Sa grand-mère la regarda, amusée. — Beurk, c’est écoeurant, ce n’est pas du tout réussi, dit Lucie en prenant un torchon pour nettoyer la soupe sur la table de cuisine. Pourquoi est-ce que tu souris ? Tu le savais ? Tu le savais ! — Calme-toi ma chérie, je n’en étais pas sûre, mais il fallait bien essayer… — Qu’est-ce qui se passe ? — Et bien, chaque machine fonctionne différemment selon le Sorcier qui l’utilise, et j’avais un petit espoir, sachant que tu es notre petite-fille, que la machine fonctionne aussi bien avec toi qu’avec ton grand-père ou moi, mais malheureusement ce n’est pas le cas. — Oh non… Qu’est-ce que ça signifie ? — Je crois, ma petite chérie, que tu vas devoir écrire ton propre livre de recettes ! — Mais… Mais le tien est déjà parfait ! Tu as passé toute une vie à le créer, à tester des recettes, implora Lucie. Il n’y a aucune autre solution ? — J’ai bien peur que non, répondit sa grand-mère d’un ton ferme. La fabrication de poudres, c’est un art, un art qui s’apprend pas à pas en s’armant de patience. Et cela prend du temps. — Oh grand-mère, je suis vraiment déçue. J’espérais pouvoir m’amuser, j’en ai rêvé de cette machine à poudre ! — Je le sais bien ma chérie, mais je ne peux rien y faire. Je t’expliquerai tout. Je suis sûre que tu vas t’amuser tout autant, voire davantage, en menant tes propres recherches. — J’espère bien, répondit la jeune fille en affichant un air déterminé qui fit sourire sa grand-mère. — Voilà, je préfère cette attitude ! — Merci grand-mère ! Je reviendrai demain matin et tu m’apprendras, hein dis ? — Avec plaisir, répondit sa grand-mère. Tu salueras tes parents de ma part ? — Promis, dit Lucie en déposant un baiser sur la joue de sa grand-mère. À demain ! Et la jeune fille quitta la maison de sa grand-mère. Elle était surexcitée par ses découvertes du jour mais aussi frustrée de ne pas pouvoir exploiter le livre de recettes de sa grand-mère. De plus, elle n’était pas sûre d’avoir envie de passer toute sa vie à chercher des recettes rares et exceptionnelles. Sur ce point, elle se sentait plus proche de son grand-père que de sa grand-mère ! Sur la route, elle passa devant l’école du village. Arkhaiel était devant la porte d’entrée en train de discuter avec un élève. Lucie décida d’aller lui parler de sa mésaventure, et s’approcha une fois que l’élève, après avoir salué respectueusement son professeur, s’éloigna. Le vieil homme aperçut Lucie et lui adressa un large signe de la main. Le coeur de la jeune fille se serra. “Il n’est plus question de faire marche arrière”, se dit-elle avant de se diriger vers lui. — Alors Lucie, comment s’est passée ton expérience ? lui demanda-t-il d’un ton enjoué. J’espère que tu m’as amené un échantillon de poudre d’assaisonnement magique ! — Malheureusement Arkhaiel, si je vous avais amené un échantillon vous auriez eu besoin de vous laver la bouche au savon, lui répondit-elle en tirant la langue avec dégoût. — Oh, je vois. Une belle poudre rose claire, mais un goût immonde ? — C’est exactement ça. Comme vous l’aviez prédit. Je suis déçue, Arkhaiel. — J’imagine ta déception ma jeune élève, et j’en suis désolé. Le problème vient effectivement de ton empreinte magique. — Il n’y a donc aucune solution qui me permette d’utiliser le carnet de recettes de ma grand-mère ? — Hélas, à moins que ta grand-mère réalise les recettes à ta place… — …ce qu’elle refusera catégoriquement… — …en effet. Tu ne pourras pas profiter de cette mine d’or. Mais je peux t’assurer que la création de son propre carnet de recettes est une expérience tout à fait formidable pour un sorcier ! Excitante, enrichissante, et quelle fierté ! — Oui c’est également ce que m’a dit ma grand-mère. Tant pis, ce carnet restera un beau souvenir ! — Exactement, répondit Arkhaiel, à moins que… — À moins que quoi ? Arkhaiel, répondez ! supplia Lucie. — Et bien, dans la Grande Montagne sont précieusement rassemblées toutes les empreintes magiques des Sorciers ayant quitté notre monde. Tu y trouverais assurément celle de ton grand-père, ce qui te permettrait d’utiliser sa machine – en plus de devenir une Sorcière plus puissante encore. — La Grande Montagne ? Cette Grande Montagne, demanda-t-elle en désignant l’immense montagne surplombant le village. — Hé oui pardi, quelle autre grande montagne vois-tu ? — Vous parlez donc de cet endroit protégé par le Dragon d’Argent, des tornades ainsi que des orages dont la violence sont légendaires ? — Euh… Oui, c’est cela. Et je te déconseille d’y aller seule, dit-il fermement. Je te déconseille d’ailleurs d’y aller tout court, ajouta-t-il avec un clin d’oeil. Je te souhaite une belle soirée, ma chère Lucie ! — Merci, grommela-t-elle. À vous aussi, Arkhaiel. Lucie rentra chez elle en traînant les pieds, ignorant les salutations de Giörg lorsqu’elle passa devant chez lui. Elle n’avait désormais qu’une idée en tête : se rendre à la Grande Montagne. Mais en attendant, elle allait commencer la noble démarche de la création de son propre carnet de recettes !

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